CHAPITRE VII

PLONGÉES

Nous avons de nombreuses leçons à recevoir des habitants de l’océan Fraternel. Il nous faut envisager une évolution radicale à leur égard, apprendre à les regarder comme nos professeurs, comme nos maîtres. Nous refusons d’étudier les murcies, par exemple, parce qu’elles sont synonymes pour les hommes de férocité et de malheur, et pourtant ce grand mammifère marin est un modèle d’adaptation à son milieu. J’ai acquis la conviction qu’il ne chasse pas seulement pour se nourrir mais, dans certains cas – et c’est cette fonction qui pourrait intéresser les hommes – pour réguler les équilibres de son monde. Autrement dit, il élimine les éléments qui font peser des risques sur son environnement.

J’en déduis que la murcie est dotée d’une forme de discrimination, d’intelligence que nous devons cerner au plus vite si nous voulons établir une civilisation durable sur Frater 2. Il en va de même pour les adapodes, les mirmones et les autres espèces peuplant notre belle planète. Appartiennent-ils vraiment au règne animal, d’ailleurs ? Pour la plupart d’entre vous, la réponse ne fait aucun doute : elle vous donne sur eux un droit moral de vie et de mort, elle vous autorise à les tuer pour leur peau, leurs organes ou, pire encore, pour le seul plaisir de la chasse. Ma réponse est autre et tout aussi évidente : si nous leur attribuons une forme de conscience, nous devons les considérer au minimum comme nos égaux, trouver le moyen de communiquer avec eux, établir ensemble une ligne de conduite qui préserve les intérêts des uns et des autres. Cette opinion paraîtra sans doute farfelue, voire scandaleuse, à beaucoup, mais j’ai acquis la certitude, après une existence entière consacrée au Fraternel et à ses occupants, que les humains doivent amorcer au plus tôt leur métamorphose intérieure et physique. Celle-là, et celle-là seule, leur permettra de découvrir toutes les richesses de leur monde d’adoption.

Juhok Monchell,

carnets de voyage,

musée d’Ansbel, Frater 2.

UNE DIZAINE D’ADAPODES s’étaient détachés des colonnes et avaient recouvert Seke de la tête aux pieds. Ils avaient émis une substance visqueuse, odorante et déplaisante au début, qui l’avait peu à peu enveloppé d’une chaleur agréable et apaisante. Bercé par le ressac, il avait sombré dans un sommeil fiévreux, peuplé de rêves, entrecoupé de réveils en sursaut. Il avait perçu des mouvements autour de lui, de brusques changements de température, de vagues jeux de lumière et d’ombre, puis il était sorti de sa léthargie au bout d’un temps qu’il évaluait à trois ou quatre jours. Il ne ressentait plus aucune douleur, ses blessures s’étaient cicatrisées, sa faim dévorante montrait qu’il avait recouvré toute sa vitalité.

La grotte offrant une atmosphère agréable et constante, il avait retiré ses vêtements en partie rigidifiés par la substance des adapodes. Deux chausse-pieds étaient sortis de l’eau et avaient posé devant lui des crustacés de la grosseur d’un poing. Il s’était servi d’une pierre lisse pour briser leurs carapaces et leurs pinces. Leur chair savoureuse et salée ne l’avait pas rassasié mais lui avait permis d’attendre les offrandes suivantes.

Les adapodes subvenaient à ses besoins de la même manière qu’ils anticipaient les difficultés de déplacement des Grandisliens. Ils puisaient leurs informations dans l’esprit de ceux qu’ils servaient – une forme de télépathie ou une perception plus fine que les sens, comparable à celle des skadjes du Mitwan.

Bien que la fatigue de la renaissance fût maintenant dissipée, Seke n’entendait toujours pas les sons des formes. Il avait essayé à plusieurs reprises de retrouver ses sensations d’enfant du Tout, il n’avait récolté pour tout résultat qu’un mal de tête carabiné. Si, comme l’affirmait Marmat, les fantastiques accélérations des flux cosmiques influaient sur la densité des griots, ils pouvaient fort bien modifier certaines zones du cerveau. Et puis son enfance s’éloignait, et avec elle les souvenirs et l’héritage des skadjes. Peut-être l’enfant Qui-vient-du-bruit s’était-il définitivement effacé devant Seke l’homme, le faiseur de bruit ?

Les adapodes plongeaient dans l’eau par groupes de vingt ou trente et revenaient quelques instants plus tard avec les produits de leur pêche. Ils en laissaient toujours une part à Seke, un gros crustacé qu’ils vidaient au préalable d’une partie de sa chair, ils apportaient le reste, mollusques et coquillages, à leurs congénères agrégés en colonnes.

De temps à autre, le mammifère marin jaillissait à la surface et, dressé sur sa queue, exécutait une succession d’arabesques aériennes avant de disparaître dans les profondeurs de l’onde noire. La lumière des mirmones serties dans le plafond de la grotte coulait en rigoles fugaces sur sa peau lisse et tachetée. Malgré son immense gueule et l’impressionnante envergure de ses nageoires, le grand cétacé se montrait plutôt amical et enjoué. Des groupes d’adapodes se juchaient parfois sur sa gigantesque échine et restaient collés à sa peau pendant ses voltiges.

L’eau se retirait régulièrement et découvrait une grève de sable noir jonchée d’algues et de coquilles vides. Les clapotis des vagues s’éloignaient peu à peu, se transformaient en grondements assourdis. Les adapodes se postaient autour des flaques pour dévorer les poissons et les crustacés piégés par le reflux. Ce phénomène de marée indiquait que la cavité se situait près de la surface du Fraternel, peut-être dans le cœur d’un îlot semblable à celui qui avait accueilli les griots lors de leur transfert.

Seke goûtait une paix qu’il n’avait plus connue depuis son départ de Jezomine. Dans cette grotte, les êtres vivaient en parfaite osmose avec leur milieu. Les hommes affirmaient volontiers qu’ils appartenaient à une espèce supérieure et, pourtant, ils demeuraient incapables de maintenir une relation harmonieuse avec leur environnement. Sur tous les mondes qu’il avait visités, Seke avait croisé la haine, la dissimulation, le bruit, la fureur, la discordance. Les griots étaient condamnés à disparaître tout simplement parce que les peuples humains ne désiraient plus entendre les voix de l’espace, qu’ils poursuivaient avec obstination leur entreprise suicidaire un moment interrompue par la Dispersion. Ils avaient beau déclarer qu’ils retenaient les leçons du passé, ils retombaient toujours dans les mêmes erreurs, ils prêtaient la même oreille attentive aux discours des diviseurs, ils se jetaient avec la même ardeur dans les abîmes de l’oubli.

L’oubli était sans doute le sort qui leur convenait le mieux. Les adorateurs du dragon aux plumes de sang ne faisaient qu’accélérer un processus entamé depuis la nuit des temps.

Seke n’avait plus envie de partir à la rencontre des hommes. Ils avaient assassiné sa mère Kaleh, les enfants du Tout, Jaïfe, la jeune fille qui lui avait montré la beauté du rapprochement... Ils avaient essayé de tuer Marmat, le voyageur céleste, l’homme qui traversait les immensités spatiales pour leur porter le Verbe, pour les repiquer dans cette étoffe universelle qu’ils s’acharnaient à déchiqueter. Il valait encore mieux renoncer ou disparaître plutôt que d’être condamné à une solitude et une souffrance inutiles.

Il mourait d’envie en revanche de revoir Löte. Il ressentait l’inconsolable douleur en germe dans leur relation, il éprouvait déjà la déchirure de la séparation et le travail de sape des regrets. Il lui fallait dresser une muraille protectrice autour de lui, s’enfermer dans une citadelle inaccessible aux sentiments et aux remords. Il assécherait la source de sa compassion, mais quelle importance ? N’était-ce pas cette même source qui emportait Marmat de temps à autre et l’abandonnait prostré sur le sol, misérable, l’œil éteint, la barbe sale, la tunique tachée, lacérée ?

Des vagues de tristesse le bercèrent jusqu’à ce qu’il s’endorme.

Un bruit inhabituel le réveilla, un crissement continu, semblable à la stridulation d’un gigantesque essaim. Répartis sur la surface de la grotte, sur les aspérités des parois, sur la grève en partie découverte, les adapodes se frottaient les uns contre les autres avec frénésie. À la surface de l’eau flottaient non pas un mais plusieurs géants des mers crachant des panaches d’écume par leurs évents. L’ensemble évoquait une armée en campagne, avec ses fantassins et ses cuirassés.

Seke se releva et, encore engourdi de sommeil, s’avança vers la grève. Les frottements des adapodes se firent plus soutenus, plus intenses, le bruit devint assourdissant, presque insupportable. Les petits animaux noirs se resserrèrent autour de lui, lui interdirent de revenir en arrière. Il crut percevoir une forme de supplique dans leur comportement. Quelques-uns s’emparèrent de ses pieds, le soulevèrent et l’emportèrent en direction de l’eau. Surpris, il bascula vers l’arrière, mais ses porteurs rattrapèrent son déséquilibre d’un petit déplacement sur le côté et continuèrent de s’avancer dans les voiles froids et fuyants tendus par les vagues. Il comprit qu’ils l’invitaient à rejoindre les mammifères marins. Il ne se débattit pas malgré la fraîcheur saisissante de l’eau, il se laissa porter vers les flancs arrondis et tachetés. Les chausse-pieds requéraient sa présence, active ou passive, pour la bataille importante qu’ils s’apprêtaient à disputer. Ils auraient rebroussé chemin s’il avait exprimé la moindre réserve par la pensée, le geste ou la parole, mais il se sentait en accord avec eux, empli de gratitude, convaincu de la justesse et de la nécessité de leur action.

Une fois arrivés près du premier mammifère marin, les adapodes cessèrent de porter Seke. Il se rendit compte qu’il n’avait plus pied et, saisi d’un début d’affolement, commença à se débattre. L’eau avait toujours été un élément étrange pour lui, élevé dans un désert où la moindre goutte était un événement miraculeux. Il avait failli périr noyé sur la planète Onœ lorsqu’il lui avait fallu chercher le nœud chaldrien dans une salle inondée. Il s’agita avec une telle maladresse qu’il ne parvint pas à se maintenir à la surface.

Le mammifère marin se laissa à son tour couler près de Seke. Les éclats des mirmones se mirent à tourbillonner. Le griot s’enfonça avec la légèreté d’un brin d’herbe dans le cœur d’une spirale noire et glacée. Au moment où il allait être englouti, le grand cétacé émergea sous lui et le remonta à la surface. Il s’agrippa à un aileron et se retrouva allongé, frissonnant et haletant, sur l’énorme échine. Un vacarme assourdissant emplissait maintenant la cavité. Des milliers d’adapodes recouvraient l’eau d’une carapace ondulante noire et luisante.

Un cri strident retentit, les mammifères marins se dirigèrent à grands coups de nageoires vers la sortie de la grotte, suivis par la multitude des adapodes. La monture de Seke s’enfonçait régulièrement dans les profondeurs sans pour autant perdre de sa vitesse. Il devait alors s’accrocher de toutes ses forces à l’aileron pour résister à la pression de l’eau. Cette chevauchée fantastique dans les entrailles de Frater 2 lui rappelait les déplacements fulgurants sur les flots cosmiques. Même impression de perte des limites, d’effacement de l’espace et du temps, de fusion avec l’élément. Le géant des mers remontait ensuite à la surface pour permettre à son passager humain de respirer. Il semblait, comme les adapodes, puiser les informations dans ses pensées et devancer ses besoins. Ils traversaient des salles plus ou moins profondes et toutes éclairées par une profusion de mirmones, longeaient des galeries sombres et torturées dont l’étroitesse contraignait parfois les grands cétacés à progresser en file, se faufilaient par des passages souterrains si sombres que Seke ne voyait pas à deux pouces devant lui. A plusieurs reprises, l’air lui manqua, ses poumons se dilatèrent dans sa cage thoracique, un réflexe respiratoire lui desserra les lèvres, l’eau s’infiltra dans sa gorge. À chaque fois, sa monture jaillit à la surface dans un tourbillon d’écume et y demeura jusqu’à ce qu’il eût repris son souffle.

Il aperçut dans le lointain une clarté différente de celle des mirmones. Les mammifères marins accélérèrent encore l’allure, foncèrent vers une large ouverture inondée de lumière, filèrent entre deux parois rocheuses et se jetèrent enfin dans une étendue illimitée et grise.

Les adapodes surgirent par centaines de l’ouverture. Ils avaient parcouru le labyrinthe souterrain à la même vitesse que les géants des mers. Les chausse-pieds, les petits serviteurs de Frater 2, ne manquaient décidément pas de ressources.

La falaise noire d’une isle se dressait derrière eux telle une étrave géante. La chape de brume posée sur l’océan transformait les reliefs en lignes sombres et fuyantes. Un froid vif mordait la peau de Seke. Il se recroquevilla sur lui-même tout en maintenant sa main rivée sur l’aileron. Il dénombra une vingtaine de grands corps tachetés alentour et des dizaines d’ailerons qui croisaient au large.

Un déluge de sons prolongés, envoûtants, brisa le silence océanique. Les mammifères s’éloignèrent de l’isle et entraînèrent dans leur sillage la marée noire des adapodes.

Les murcies s’agitaient avec une frénésie inhabituelle dans le bassin. Leur nervosité soulignait le calme insolite figeant l’océan, le port et la ville. La brume étouffait tous les bruits. Les drapeaux pendaient piteusement en haut de leurs mâts. Cette absence totale de vent était rarissime sur les côtes de Grande-Isle, habituellement battues par des souffles plus ou moins violents selon les saisons.

Löte avait assisté à une bonne centaine d’exécutions. Les prisonniers qui refusaient d’embrasser le culte de l’Anklizz étaient amenés sur le chemin de ronde et poussés dans le bassin des murcies. Les grands prédateurs les réduisaient en pièces en quelques coups de mâchoires ; l’eau se troublait et s’empourprait chaque jour un peu plus. Les soldats chargés de l’exécution prolongeaient le plaisir quand des familles entières se présentaient sur le chemin de ronde. Ils jetaient d’abord les nourrissons ou les enfants les plus jeunes, puis ils se repaissaient des pleurs, des lamentations et des implorations des mères avant de précipiter les garçons ou les filles plus âgés. Il arrivait qu’une femme accepte au dernier moment la révélation de l’Anklizz pour tenter de sauver un ou plusieurs de ses enfants ; elle finissait dans la gueule des murcies après avoir versé toutes les larmes de son corps et s’être inutilement traînée aux pieds de ses bourreaux.

Les premières fois, Löte avait supplié les dragons d’abréger le supplice des condamnés. Son intervention n’avait réussi qu’à attiser leur cruauté. Elle se détournait à présent pour éviter de croiser les regards désespérés des Grandisliens dont le seul tort était de rester attachés aux valeurs ancestrales des déesses fraternelles.

Marmat n’avait pas été amené sur le chemin de ronde. La princesse se demandait comment il avait réussi à mystifier les prêtres de l’Ankl. Ils paraissaient très bien renseignés, comme s’ils avaient des informateurs en tout lieu ou, pire, comme s’ils lisaient à l’intérieur des têtes. Le sort de Löte restait enviable en comparaison de celui de sa mère : elle ne souffrirait que très peu de temps quand ils décideraient de la jeter aux murcies géantes. Le prêtre lui avait confié qu’en tant qu’héritière du trône des Fresles elle serait exécutée solennellement devant le peuple grandislien rassemblé. En attendant, ils l’avaient enchaînée en haut du mur d’enceinte du bassin et avaient affecté une dizaine de soldats à sa surveillance. Exposée de l’aube au crépuscule à leurs regards sournois, elle se sentait dans la peau d’une omielle attachée devant une horde de lagres blancs des plaines. Elle restait le plus souvent assise contre le muret, recroquevillée sur elle-même, s’appliquant à dissimuler son corps avec les pans de sa robe déchirée. Elle dormait dans cette position, meurtrie par les pavés lisses, sursautant et se réveillant au moindre bruit. Pour toute nourriture, les soldats lui lançaient des morceaux de pain rassis qu’elle finissait par manger malgré son dégoût, malgré leurs rires. Ils lui passaient régulièrement une gourde emplie d’une eau au goût prononcé de cuir. Ils avaient visiblement reçu pour consigne de lui épargner les violences habituellement exercées sur les femmes en temps de guerre. Elle s’efforçait d’attendre la tombée de la nuit pour satisfaire ses besoins, mais, parfois, elle n’avait pas d’autre choix que de se soulager devant eux. Elle avait fini par s’y habituer. Des averses rageuses la trempaient jusqu’aux os et gonflaient les rigoles qui nettoyaient le chemin de ronde.

Elle cédait par moments au découragement et tirait sur ses chaînes comme une damnée pour libérer ses chevilles des anneaux et se jeter dans le bassin des murcies. Le visage de Seke lui apparaissait presque aussitôt et lui redonnait vie. Fiévreuse, elle scrutait l’océan Fraternel dans l’espoir que le jeune griot surgirait des flots comme dans sa vision, des années plus tôt. Il était vivant, elle n’avait aucun doute à ce sujet. Les adapodes l’avaient emmené dans leur abri secret pour le soigner et le soustraire à la férocité des dragons. Il reviendrait bientôt, il la délivrerait de ses chaînes, il libérerait Grande-Isle du joug de l’Ankl.

Marmat lui avait ordonné de ne pas encombrer Seke avec ses sentiments, mais, tout voyageur céleste qu’il fût, il n’avait pas le droit de lui imposer une épreuve aussi cruelle. Aucune digue ne réussirait à juguler le courant qui l’entraînait vers le jeune griot.

Un bruit la tira de ses rêveries. Elle avait perdu le compte des jours passés en haut du mur d’enceinte. Depuis le débarquement des troupes de l’Ankl, le port n’était pas sorti de sa torpeur. Les mâts et les flancs des bateaux de pêche et des bâtiments de guerre avaient cessé de s’entrechoquer. Sur les quais déserts, les cordages, les caisses, les filets et autres ustensiles attendaient le retour des équipages. En contrebas, les murcies continuaient de s’agiter dans un bouillonnement d’écume empourprée. Toute l’activité de la cité d’Ansbel semblait concentrée à l’intérieur de leur bassin.

Des dragons poussèrent sur le chemin de ronde une silhouette que Löte reconnut au premier coup d’œil. Les joues s’étaient creusées, les yeux, renfoncés sous les arcades sourci-llières, la barbe avait perdu sa blancheur de lagre, mais c’était bel et bien Marmat Tchalé qui se dressait à quelques pas d’elle, faible, tenant à peine sur ses jambes. La princesse entrevit des plaies et des tuméfactions sur le corps du griot, en partie dévoilé par les déchirures de sa toge et de sa tunique. Sa flambée de colère fut rapidement étouffée par un désespoir poignant. En exécutant un voyageur céleste, les prêtres de l’Ankl frappaient les peuples de Frater 2 d’une malédiction qui les poursuivrait jusqu’à la fin des temps.

Marmat s’avança vers elle d’une allure chancelante.

« Nos routes vont bientôt se séparer. »

La voix tremblante du griot s’étouffa dans le silence feutré. Löte se desserra la gorge d’une brève inspiration.

« Ils savent que...

— Je suis un griot ? Ils l’ont toujours su. Ils dirigent depuis longtemps la Congrégation des portiers célestes. Ils ont envahi Grande-Isle dans l’intention de me capturer. Ils étaient persuadés qu’ils parviendraient à me soutirer les secrets de la Chaldria. Ils comptaient se rendre à la prochaine assemblée du Cercle pour exterminer mes confrères. Ils m’ont interrogé et frappé pendant des jours. Ils refusent de me croire quand je leur dis que le voyage sur les flots chaldriens ne s’apprend pas, ne se maîtrise pas.

— Ils vous ont condamné à mort ? »

Un pâle sourire se dessina sur les lèvres de Marmat.

« Ils pensent sans doute que la peur de la mort m’incitera à changer d’avis. Ils ignorent, ces pauvres fous, que je l’attends avec impatience depuis des années. La vie est un fardeau que je serai heureux de déposer.

— La vie ne vous a donc donné aucune joie ?

— Les bons moments qu’elle m’a offerts, elle me les a aussitôt repris, et elle me les a fait payer très cher.

— Et Seke ? Que deviendra-t-il sans vous ? »

Les yeux de Marmat s’assombrirent.

« S’il est encore en vie, je le crois capable de s’en sortir seul. Je n’ai plus rien à lui apprendre.

— Vous ne deviez pas l’emmener à l’assemblée du Cercle pour qu’il reçoive sa kharba ? »

Un soldat piqua la pointe de son épée dans les reins de Marmat et le contraignit à se diriger vers la rambarde. Le griot observa les déplacements désordonnés et furieux des murcies, les gerbes rougissantes soulevées par les nageoires et les queues.

« Quand j’ai reçu ma kharba, j’ai cru être uni au Verbe pour l’éternité. Je pensais être invincible, investi de l’essence même de la vie. Voyez ce que je suis devenu, un homme sans ami qui s’apprête à mourir dans l’indifférence, un orphelin de l’humanité. Si Seke ne reçoit pas sa kharba, ce sera peut-être une chance pour lui. Sa plus grande chance. »

Deux prêcheurs aux robes rouges surgirent à leur tour de l’escalier et s’avancèrent sur le chemin de ronde. Leurs visages n’étaient pas inconnus de Lote ; ils se ressemblaient tous avec leurs crânes rasés, leur maigreur effrayante, leurs yeux étince-lants.

« Il te reste encore une possibilité d’échapper aux murcies. »

Le prêtre qui venait de s’adresser à Marmat se distinguait de son coreligionnaire par le cercle noir brodé sur le devant de sa robe.

« Tu m’offres la vie, toi qui prépares l’avènement du néant ? rétorqua le griot.

— Nous finirons tous un jour ou l’autre dans le bec de l’Ank-lizz. Je t’offre simplement un sursis.

— Je n’ai rien à te dire. Même si je le voulais, je ne le pourrais pas. La Chaldria ne se conquiert pas, elle choisit elle-même ses serviteurs.

— Tu prêtes des intentions à ce qui n’est qu’un phénomène physique. L’Anklizz, lui, est venu sur Frater 2 pour nous montrer la majesté du silence d’avant l’explosion originelle.

— Comment est-il arrivé ? »

Le prêtre s’appuya sur la rambarde et laissa errer un regard empreint de mélancolie sur les murcies.

« Il se tient au-delà de l’espace et du temps, dans le non-manifesté, Il parcourt des voies connues de lui seul, il instaure le règne du... »

Une rumeur enfla soudain dans le silence. Les murcies surexcitées bondissaient au-dessus de l’eau, s’élevaient à de telles hauteurs qu’elles paraissaient par instants capables de franchir le mur d’enceinte. Leurs mâchoires claquaient à quelques pas seulement du chemin de ronde. Un réflexe entraîna le prêtre à se reculer.

Des vagues humaines s’écoulèrent des ruelles avoisinantes et, canalisée par des dizaines de soldats, s’entassèrent devant les murs du bassin. Les troupes de l’Ankl ramenaient une partie des Grandisliens éparpillés sur les plaines centrales avant le débarquement.

« Ces idiots vont regretter d’avoir voulu échapper à la toute-puissance de l’Anklizz », siffla le prêtre.

Il se retourna vers Löte, l’œil mauvais, les lèvres déformées par un rictus.

« Ton peuple est rassemblé, princesse. Le moment est venu pour toi de rejoindre ton père et ta sœur. »

Sur son ordre, deux soldats libérèrent Löte de ses chaînes et la traînèrent vers la brèche de la rambarde qu’ils appelaient entre eux le plongeoir.